A l'instar des Américains et des Britanniques, les Français sillonnèrent régulièrement les couloirs aériens reliant Berlin-Ouest au monde dit libre jusqu'à la chute du mur de Berlin. Les différents appareils de renseignement utilisés lors de ces vols de reconnaissance clandestins portaient l'appellation générique "Gabriel". Voici leur histoire. Dès après la fin de la seconde guerre mondiale, les puissances occidentales occupant la partie ouest de l'Allemagne profitèrent des couloirs aériens leur permettant de rejoindre Berlin-Ouest pour y effectuer des vols de reconnaissance afin de recueillir des renseignements ciblés ou d'ordre général sur les forces soviétiques présentes en Allemagne orientale (1). Si nous dressons un bilan global sur près de 45 années de présence dans les couloirs, nous pouvons constater que les Américains (> Lien ) pratiquèrent autant la reconnaissance photographique qu'électronique, tandis que les Britanniques (> Lien) semblent s'être consacrés exclusivement au renseignement photo. Les Français quant à eux exécutèrent essentiellement - mais pas uniquement - des vols visant à obtenir des informations grâce à l'analyse des ondes électromagnétiques des forces du pacte de Varsovie. Les originesL'histoire des premières années d'activités d'espionnage françaises dans les couloirs reste actuellement un quasi-mystère. Il est cependant clair que les appareils principaux qui furent utilisés étaient des Douglas C-47 spécialement aménagés pour le recueil de renseignements électroniques qui étaient appelés "Gabriel" (2). L'équipement embarqué faisant l'objet de changements, les appareils modifiés virent leur désignation évoluer en conséquence: Gabriel I, II, III et IV. Ainsi, nous savons que des Gabriel III ont été utilisés lors de missions COMINT pendant la guerre d'Algérie (1954-1962) dès 1959 - ou peut-être avant. Des Gabriel IV assurèrent les vols de renseignement dans les couloirs de Berlin entre décembre 1957 et le début des années soixante (3). Ces avions étaient attachés à l'Escadrille de Liaison Aérienne 55 (ELA 55) stationnée à Lahr-Hugsweier en RFA - les North American F-100D et F Super Sabre de frappe nucléaire tactique de la Troisième Escadre de Chasse étaient également opérationnels sur cette plateforme. L'ELA 55 mettait aussi en oeuvre les deux premiers N2501 Gabriel V, c'est-à-dire le n°28 qui aurait rejoint l'unité en octobre 1962, suivi au milieu de l'année suivante par le n°42. Les C-47 sont restés en service pendant encore quelques mois, le temps de mettre en place définitivement les nouveaux N2501, la dernière mission sur C-47 ayant lieu le 15 mai 1963. Les avions opéraient alors au profit de l'Escadron de Guerre Electronique (EGE) 30/813. Cette unité contrôlait aussi bien l'action des Gabriel que celle des stations d'écoute au sol. Le premier avril 1963, c'est le Groupe Electronique 30/450 (GE 30/450) qui pris ses quartiers à Lahr, succédant ainsi à l'EGE 30/813. Gabriel, Comel et la Grise (4)Le Nord N2501 Noratlas "Gabriel" symbolise à lui seul les vols de reconnaissance français dans les couloirs de Berlin, à tel point que l'on peut avoir l'impression que ce rôle n'a jamais été rempli par d'autres appareils. Les N2501 Gabriel V étaient des avions cargo N2501 Noratlas convertis en avions espions pour des missions de type COMINT et ELINT. Si la modification de l'appareil initial (n°28) remonte à 1960, comme nous l'avons vu, les premiers avions ne rejoignirent l'ELA 55 à Lahr qu'en 1962/63 - la première mission aurait eu lieu le 29 ou le 31 octobre 1962. Au total, ce sont huit machines qui furent transformées : n°25, 28, 33, 36, 39, 41, 42 et 66. Accessoirement, ces avions étaient capables de mener à bien des missions photo malgré que pour cette tâche, il était fait appel à un "système D" peu satisfaisant. Qu'on en juge : l'appareil photo était à cette fin attaché avec des cordes au sommet de la carlingue et son opérateur tirait vraisemblablement par l'ouverture des portes de soute en forme de demi-coquilles qui présentaient une partie amovible enlevée habituellement pour le parachutage de véhicules.
En 1966, les différents postes aménagés dans la soute étaient occupés
comme suit : L'équipage "avant" était composé d'un pilote, d'un co-pilote, d'un mécanicien et de deux radio-navigateurs. Si les opérateurs en soute arrière étaient membres du GE (Groupe Electronique), l'équipage de conduite de l'appareil provenait de l'Escadrille Electronique 54 (EE 54, mise sur pied le premier janvier 1964, toujours à Lahr-Hugsweier. Les Gabriel furent transférés de l'ELA 55 à l'EE 54, la dernière mission avec l'ELA 55 ayant lieu le 3 janvier). C'est un pilote ou un radio-navigateur qui était commandant de mission. Le GE et l'EE 54 avaient naturellement des liens étroits. Jusque 1970, le commandant de l'EE 54 était d'ailleurs également commandant en second du GE. L'escadrille fut baptisée "Dunkerque" au mois d'août de la même année. Avions et équipages dépendaient du Commandement du Transport Aérien Militaire (COTAM), mais l'unité était à disposition du 1er Commandement Aérien Tactique (CATac), puis de la Force Aérienne Tactique (FATac) à partir de 1965. L'escadrille mettait alors en ligne trois N2501 Gabriel n°28, 39 (spécialisé dans la détection et l'analyse des radars) et 42. La millième Comel - ou Communications Electroniques comme étaient désignées les missions - déclenchée par le 1er CATac eut lieu le 14 janvier avec le N2501 n°28 (missions sur C-47 et N2501 étant comptabilisées ensemble). Un Noratlas cargo de servitude (n°49) et un Gabriel (n°66) rejoignirent l'EE 54 en avril, tandis qu'un Gabriel supplémentaire (n°36) arrivait en juin. Il est à noter que certains Noratlas cargo (comme le n°83 qui fit également partie des effectifs de l'unité) pouvaient aussi exécuter des missions photo. Ils emportaient à cette fin un bâti démontable où étaient fixées la ou les caméras. Il est malheureusement difficile d'en savoir plus, mais il semble que pour mettre en oeuvre certains appareils (voir encadré "Le SA-10 débusqué" plus bas) une trappe découpée dans le plancher était indispensable. Si les Gabriel de l'escadrille ne portaient pas d'autres marquages que leur numéro en haut des dérives et sur le nez (5), les appareils de servitude arborèrent néanmoins parfois un code. Cependant, le seul appareil ayant jamais reçu des marquages complets l'identifiant comme étant un appareil de l'EE 54, fut le Noratlas cargo n°49. Le GE 30/450 ainsi que l'EE 54 firent mouvement sur la Base Aérienne 128 à Metz-Frescaty en juin 1966. La dernière mission depuis Lahr eut lieu le 15 juin (Comel n°1538), tandis que la première au départ de Metz fut réalisée le 2 août. Le premier juillet, le GE 30/450 devint le GE 35/351. Le Gabriel n°41 avait rejoint les rangs de l'EE 54 en février, de même que le n°25 avant août et le n°33 après septembre. Le cargo n°49 fut remplacé par le n°163 en février 1967. La 8 novembre 1968 avait lieu la 2000ème Comel. Le GE 35/351 céda la place au Groupement Electronique Tactique 30/341 (GET 30/341) le premier septembre 1971 pour être finalement remplacé par la 54ème Escadre Electronique Tactique (EET 00/054) le premier janvier 1988. Ce faisant, la 54ème EET prenait sous son gyron aussi bien les unités de guerre électronique aériennes que terrestres. Entre-temps, l'Escadrille Electronique 54 fut redésignée Escadron Electronique 54 ou EE 1/54.Missions tous azimuts
Les missions de renseignement étaient planifiées par le Bureau Guerre Electronique (BGE) du 1er CATac,
puis de la FATac, en se basant sur les données du Centre d'Exploitation du Renseignement Tactique (CERT).
Le BGE envoyait ses ordres (date, heure, itinéraire, objectifs à couvrir etc.) aux opérations conjointes du Groupe Electronique et de l'Escadrille Electronique.
Les missions principales des Gabriel se déroulaient au départ de Metz en direction de l'est (le GE prenait également part à des exercices nationaux ou
interalliés et à partir de l'automne 1969, les missions furent étendues vers la Méditerranée et l'Afrique).
Elles se décomposaient selon trois variantes principales :
Mission "Baltique !" Les espions en transit au-dessus des eaux internationales faisaient l'objet d'une interception en bonne et due forme
au large de la Suède neutre, quelle que soit leur nationalité. Ce Gabriel est vu ici en compagnie d'un Saab JA37 Viggen de la F7 de Satenas. © Flygvapnet.
Lorsque les premiers Gabriel n'étaient pas encore équipés d'une turbine
APU, la durée des vols était plus longue, soit de 7 à 7H30. L'interception de communications provenant des appareils soviétiques ou nationaux volant de l'autre
côté de la frontière indiquait que le Gabriel avait été identifié. Les avions étaient traqués par les radars de la défense aérienne et les opérateurs radar russes surnommaient le Gabriel l'écrevisse. Bien entendu, les Soviétiques connaissaient la différence entre un Noratlas standard et un Gabriel. Des chasseurs étaient parfois envoyés pour une identification visuelle. Ils se plaçaient alors sous le Gabriel pour observer la présence des deux radômes ventraux et annonçaient à la radio "c'est un mâle !" Les Gabriel représentaient également un objectif de choix pour l'entraînement des pilotes de chasse d'en face et les servants de batteries SAM ! Ce faisant, ces actions constituaient une bonne source de renseignement pour les opérateurs français... Les équipages de Gabriel étaient parfois soumis à des tentatives de "meaconing" (transplexion). Il s'agissait de ré émettre les transmissions des balises radio sur leur propre fréquence afin de perturber la navigation et faire ainsi dériver les Gabriel hors des couloirs. Toutefois, les opérateurs embarqués parvenaient à connaître avec un retard de quelques minutes la position de l'avion telle qu'elle était vue par les radars de la PVO, grâce à l'interception de leurs signaux transmis à leur centre de commandement. Mais que se serait-il passé si un Gabriel avait été forcé d'atterrir en RDA ? Il existait des consignes verbales uniquement : déchirer en petits morceaux tous les documents et les cartes pour ensuite les jeter par l'orifice du lance-fusées (un processus qui aurait été très ou trop long ?), manger les codes et une fois posé, le dernier à quitter l'avion devait ouvrir les purges d'essence dans la carlingue et tirer une fusée de détresse pour incendier l'appareil... Les missions étaient généralement exécutées de jour, mais la routine pouvait changer durant les exercices du pacte de Varsovie, une activité inhabituelle ou en temps de crise. A titre d'exemple, un Gabriel qui avait décollé de Metz entre 9 et 10 heures du matin atterrissait habituellement à Tegel vers 15-16H00 et son équipage y passait la nuit. Les comptes rendus de mission étaient alors envoyés à Metz par l'intermédiaire des moyens de la station d'écoute au sol locale. Mais les horaires étaient évidemment variables en fonction des missions et des impondérables et l'avion pouvait aussi bien rentrer à Metz le jour-même.
notes
SIGINT : SIGnal INTelligence ou renseignement électronique. Regroupe le COMINT et l'ELINT
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