Les grandes oreilles
L'Il-14 n°05 photographié à Schönefeld.
© N-E Reznikov. Les premiers appareils de reconnaissance électronique soviétiques basés en RDA furent très certainement des Lisounov Li-2 "Cab." La désignation exacte de ces avions est inconnue et nous ne spéculerons pas sur ce sujet. Courant 1953, le 197è Régiment autonome d'aviation de transport de la garde (GTAP) quittait le terrain de Brandis où il s'était établi l'année précédente pour s'installer quelques mois à Schönefeld, au sud-est de Berlin. La vue aérienne de cet aérodrome qui illustre cet article date de 1953. On peut y observer deux lignées de Li-2 de transport (comprenant peut-être quelques C-47) et un parking séparé occupé par une poignée de Li-2 supplémentaires. Comme vous pourrez le constater en lisant l'analyse de la photo de Li-2 tout en haut de cette page, il s'agissait du parking dédié aux Li-2 électroniques. La date d'entrée en service de ces appareils est inconnue, mais il n'y avait sans doute que quelques mois qui s'étaient écoulés depuis leur arrivée en RDA quand cette photo fut prise. Les avions dont nous avons identifié trois numéros (2) semblaient présents à 5, voire 7 exemplaires configurés dans au moins trois versions différentes, soit un ou plusieurs appareils ayant les caractéristiques principales suivantes : deux carénages sous les ailes et deux radômes sous le fuselage; deux radômes sous le fuselage; une excroissance à droite du poste de pilotage et un conteneur pendu sous le fuselage avant. Si la fonction exacte de ce dernier reste une énigme, l'excroissance sur le côté du cockpit semblait être un poste d'observation décalé, laissant à penser que ce Lisounov était un dérivé du modèle FG de photogrammétrie. Les "Cab" spéciaux auraient été attachés à une escadrille autonome d'aviation de reconnaissance (ORAZ) qui deviendra en 1973 le 39.ORAO (cela semble coincider avec l'arrivée des Il-20M). Au mois d'août 1953, le 226è Régiment autonome composite d'aviation (OSAP) quitta l'aérodrome de Dallgow (Berlin-Staaken) pour s'installer à son tour à Schönefeld, alors que le 197.GTAP avait déménagé pour Trollenhagen. A la fin des années cinquante, les Li-2 spéciaux furent remplacés par au moins quatre Il-14 modifiés (3) dans trois configurations différentes, soit quatre radômes sous le fuselage, trois radômes avec le radôme sous le nez apparemment démonté ou une configuration semblable à la précédente avec seulement deux radômes. A cela s'ajoutaient diverses antennes. L'ensemble des appareils du 226.OSAP de le l'ORAZ quittèrent définitivement Schönefeld en 1960 pour s'établir à Sperenberg jusqu'au retrait final d'Allemagne. Les "Coot" entrent en scèneObservé pour la première fois par les services de renseignement occidentaux seulement en 1978, l'Il-20 était un modèle dérivé de l'avion de ligne Il-18D "Coot." Il s'agissait de la dernière variante civile, remotorisée avec des turbines AI-20M serie VI plus économiques et aménagée avec des réservois additionnels qui lui conféraient une autonomie de 6400 km contre 4850 km pour les Il-18V plus anciens. Le premier vol d'un "Coot-A" (une cellule Il-18D modifiée désignée Article 20) remonte au 21 mars 1968. Dix-huit machines ont été produites jusqu'en 1976 à l'usine Znamya Trouda (Bannière du travail) de Khodinka. Il aurait existé trois versions du "Coot-A" : Il-20 (Article 20), Il-20M (Article 17) et Il-20M1. La carrière des Il-20 sans suffixe est inconnue. Certaines sources prétendent que c'est la version Il-20M (M signifiant Modifikatsirovaniy - Modifié) qui entra directement en service à partir de 1971. L’Il-20M se distinguait essentiellement par un énorme conteneur ventral de 10,25 mètres de long sur 1,15 mètre de large. Cet appendice abritait l’antenne d’un gros radar de reconnaissance à balayage latéral (SLAR) Igla-1 (Aiguille) à haute résolution, dont les images - presque de qualité photo - étaient recueillies sur pellicule et pouvaient par conséquent être imprimées sur papier photo. L'Igla était par ailleurs le premier radar à balayage électronique soviétique. Entre autres senseurs, antennes et excroissances de fuselage, il convient encore de signaler l’existence sur ses flancs avant de deux renflements (celui de droite recevant la prise d'air de l'échangeur thermique pour le radar SLAR) englobant deux caméras obliques A-87P de 1300 mm (> Photo) protégées par des portes coulissantes, ainsi que les antennes du système ELINT général SRS-4 Romb-4 (Diamant). Ce dernier ensemble faisait partie de la suite SIGINT embarquée, puisque la collecte des émissions électromagnétiques constituait la mission première de l'Il-20M. Le complexe Romb permettait de détecter, localiser et identifier la fréquende des radars de "l'ennemi potentiel," comme étaient généralement appelées les forces de l'OTAN par les Soviétiques.
Vue intérieure d'un Il-20M montrant quelques-unes des consoles utilisées par les opérateurs SIGINT.
© A.Mikheyev.
Une partie de l'équipage d'un Il-20M du 39.ORAO.
© A.Melnikova. De façon surprenante, tout aussi discrètement qu’ils effectuaient leur tâche dans les cieux amis de l'Allemagne de l'Est, les "Coot" réalisèrent pourtant jusqu’en 1994 des vols réguliers au-dessus du territoire de l’ex-RDA et à destination de l’enclave russe de Kaliningrad. On peut gager que ces vols furent diversement appréciés par les autorités polonaises ne voyant plus d'un bon oeuil le survol de leur territoire par des appareils russes. Il reste que l’on peut s’interroger sur la nature exacte des vols effectués par ces avions dans le ciel de l’Allemagne orientale après la chute du rideau de fer et la réunification allemande. Pendant la guerre froide, une mission type durait de quatre à cinq heures à une altitude de croisière de 7300 mètres. Un ancien opérateur SIGINT ouest-allemand souhaitant rester anonyme a été le témoin d'une mission inhabituelle : "Vers la fin des années quatre-vingt, j'ai vu un "Coot-A" en mission à seulement 3000 mètres, juste au-dessus du rideau de fer. Je l'ai vu depuis notre tour SIGINT (nous sommes sortis pour le regarder quant il est arrivé à portée visuelle). Le "Coot-A" passait aux abords de Salzwedel, de l'est vers l'ouest. Le conteneur "Igla" et les antennes du système "Vichnya" étaient clairement visibles à l'aide de jumelles. L'Il-20M venait du nord, volant vers le sud à 3000 mètres (au lieu de 6700 - 7300 mètres en temps normal) et suivait la frontière. Comme d'habitude, nous avons relevé sa trajectoire en interceptant les transmissions vocales et électroniques échangées avec le contrôle aérien soviétique." Les "Curl" s'en mêlent !Outre les appareils du 39.ORAO, Sperenberg abritait également deux avions de reconnaissance électronique particuliers qui y sont arrivés au cours des années 80. Il s'agissait de deux An-26RT ou RTR "Curl-B" affectés au 226.OSAP, mélangés aux autres An-26 de transport. Il existait deux variantes du "Curl-B" difficiles à distinguer l'une de l'autre. L'une était un relais radio aéroporté (RT pour Retranslyator) au fuselage couvert d'antennes qui emportait dans sa soute une suite radio Injeer (Figue) destinée à accroître la portée des communications aussi bien des troupes au sol (blindés, PC de campagne etc.) que des avions. Un An-26RT(R) du 226.OSAP a été parfois - mais pas systématiquement - observé lors des départs d'Allemagne vers la CEI des régiments d'aviation. Partant en avant des premières vagues d'avions de combat, ils étaient sans doute chargés de l'ouverture des couloirs aériens de transit prévus et du maintien ou de la coordination des radiocommunications entre les appareils en migration et les stations de contrôle au sol. La version RT de relais radio était en fait la seconde du nom. Une autre variante postérieure et très semblable extérieurement assurait quant à elle une mission de type SIGINT. Cette dernière était plus souvent appelée en service An-26RTR (Radiotekhnitcheskaya Razvedka - reconnaissance radio), voire An-26RR histoire d'ajouter à la confusion. Une machine de ce type et six exemplaires relais radio ont servi en Afghanistan. Quarante-deux An-26 de transport furent convertis en An-26RT par l'ARZ.308 d'Ivanovo. Il n'est cependant pas clair si ce chiffre comprend ou pas les deux versions RT et RTR. Si l'on en croit le témoignage qui suit au paragraphe suivant, les machines de Sperenberg étaient du type An-26RTR. Vous y découvrirez en effet que ces appareils ont effectué des missions d'écoute électronique. Mais quoi qu'il en soit, un appareil de relais radio, instrumenté par nature pour capter des émissions sur une large gamme de bandes de fréquences, pouvait manifestement être utilisé également à des fins d'écoute... Curieusement, les deux An-26RTR portaient chacun un code de couleur différente : le n°06 (c/n 01510) était orange, tandis que le n°11 (c/n 01804) était rouge comme le reste de la flotte du régiment. A l'instar des Il-20M du 39.ORAO, les An-26RTR n'ont quitté l'Allemagne que tardivement. La Stasi et les sondes (*)Au cours des années 80, le Ministère pour la Sécurité de l'Etat (Ministerium für Staatssicherheit ou MfS, mieux connu sous son acronyme "Stasi") a fait appel à plusieurs reprises aux Soviétiques afin d'utiliser certains de leurs appareils comme plateforme d'écoute. Il s'agissait de Mi-8 du 239.OGVP d'Oranienburg opérant le long de la frontière inter-allemande à Berlin (voir > Les Mi-8, partie 7), des An-26RTR du 226.OSAP de Sperenberg et d'un l'Il-20M du 39.ORAO. C'est durant cette période que de nouveaux types de systèmes de reconnaissance électronique furent détectés sur le territoire de la RDA. Ceux-ci, mis en oeuvre principalement par les USA étaient enterrés près d'objectifs militaires; ils permettaient de détecter les mouvements de véhicules (direction, poids, vitesse) pour ensuite transmettre les résultats par radio sous forme codée via satellite. De tels systèmes avaient déjà été utilisés lors de la guerre du Vietnam (Opération "Igloo White") et des dispositifs identiques furent trouvés pour la première fois en RDA au cours des années 70. Les spécialistes est-allemands observaient l'évolution technique de ces appareillages depuis des années et, en 1985, la branche de renseignement militaire de la sécurité d'état fut capable d'en localiser précisément un, lequel fit l'objet d'une attention particulière. On découvrit aussi plus tard que davantage de dispositifs étaient cachés non seulement sur le territoire de la RDA, mais également dans d'autres états de pacte de Varsovie. Ainsi, la responsabilité pour les trouver échut également à la communauté ELINT aéroportée. Au début de 1989, une section du Département principal III (5) mis sur pied un groupe de travail dont la tâche consistait à trouver ces espions électroniques désignés Sonden (sondes) lors de vols spéciaux à réaliser dans le cadre de l'opération "RELAIS V" sous la supervision d'un officier de liaison du KGB. Du personnel au sol devait aussi participer à l'opération et, contrairement aux autres missions "RELAIS," celle-ci était considérée comme une mission de défense plutôt que de renseignement. Avant qu'elle ne débute, les émissions de quatre autres sondes avaient été captées. Le premier d'un total d'environ douze vols eut lieu le 5 février 1989. A la différence des déploiements précédents, les Soviétiques fournirent non seulement des avions - les An-26RTR du 226.OSAP - mais également du personnel SIGINT provenant du 6è Groupe du KGB. L'aérodrome de départ était Sperenberg, mais d'autres vols eurent lieu depuis Grossenhain et Merseburg. A l'exception des antennes des l'Antonov, le matériel de réception utilisé aussi bien par le personnel du MfS que par les Soviétiques pour ces missions, était d'origine est-allemande. Grâce aux analyses des données recueillies, le planning de transmission de plusieurs sondes - ces dernières envoyaient leurs informations par paquets pendant environ une seconde - fut découvert. Ainsi, les vols purent être organisés en conséquence. Les An-26RTR ne furent pas les seuls avions utilisés lors de ces missions. Parfois l'An-26 n°373 des LSK/LV (> Lien) fut mis à contribution, ainsi qu'un Mi-8MT du 239.OGVP d'Oranienburg (les vols de Mi-8 entraient dans le cadre de l'opération "RELAIS II" qui comprenait également les vols d'écoute le long des frontières de Berlin-Ouest). Les vols d'hélicoptère eurent lieu depuis les aérodromes d'Oranienburg, Merseburg et Falkenberg. Finalement, les équipements allemands furent embarqués à bord de l'Il-20M n°21 du 39.ORAO. Quelques missions se déroulèrent au-dessus du territoire de la RDA et de la Tchécoslovaquie, où l'on soupçonnait la présence de sondes. A cette occasion, l'avion et l'équipe furent déployés quelques jours sur l'aérodrome de Milovice. Comme dans le cas des An-26RTR, l'appareillage de bord du "Coot" ne fut pratiquement pas utilisé. Grâce aux reconnaissances aériennes et surtout terrestres, deux sondes furent détectées en 1989 et rendues inopérantes. En novembre, les services de renseignement estimaient qu'il y avait encore de 3 à 6 sondes en RDA. Si la chute du mur le 9 novembre mit un terme à leurs recherches du côté Allemand, il est possible que les Soviétiques aient poursuivi leurs investigations à l'aide des Il-20M au moins jusqu'en 1992. (*) Cette section est basée sur le livre de Volker Liebscher intitulé "Relais" (voir > Multimedia) ainsi que son article intitulé "Many's Spies" publié dans le numéro de juin d'Aeroplane. Adapté avec la permission de l'auteur et de l'éditeur. Une nouvelle vieLes Il-20M du 39.ORAO ont été, pour leur part, parmi les derniers appareils de la 16.VA à quitter l'Allemagne en 1994. Ainsi, le n°21 s'envolait définitivement de Sperenberg en mai, alors que le n°20 décolla le 21 juin avec à son bord la bannière de combat de la 82.OrtBr OsN (cette unité fut redéployée à Vyaz'ma). Les avions ont rejoint Koubinka où ils sont restés opérationnels. Noblesse oblige, ces mêmes appareils qui patrouillaient jadis le long de la frontière interallemande continuent à taquiner l'OTAN en allant "renifler" le long des frontières des pays baltes désormais placés sous protection aérienne occidentale (voir > Baltic Air Policing) et surtout lors de vols de transit vers ou hors de l'enclave de Kaliningrad. Ces vols nécessitent en effet le survol de la Lituanie, lequel est autorisé selon les procédures usuelles en matière de navigation aérienne. Cependant, les Russes ne respectent pas toujours le plan de vol ou n'allument pas le transpondeur permettant de les identifier, ce qui provoque le décollage des chasseurs occidentaux détachés sur l'ancienne base aérienne soviétique de Siauliai. Nul doute que certains oublis soient délibérés afin de tester l'efficacité du système d'alerte et des chasseurs en question tout en monitorant les différentes émissions radio générées par ces intrusions "accidentelles" ! Si une partie de la flotte des Il-20M a fait l’objet d’un chantier de modernisation au début des années 2000 et plus tard, les anciennes machines de Sperenberg n'ont apparemment pas subi ce dernier, pour autant que l'on puisse en juger en se basant sur leur aspect extérieur inchangé. Mais peut-être n'en est-il pas de même intérieurement. La présence jusqu’à la fin du retrait des forces russes d’Allemagne de ces avions destinés à des missions très pudiquement qualifiées d’écoute a, paraît-il, résulté d’un accord particulier entre les autorités de Bonn et de Moscou.
notes(1)
Bort nomer 20 c/n 173011502
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