Après plusieurs détours, notre petit convoi s'arrête face à un bloc d'état-major devant lequel nous garons les véhicules. Le Kommandeur vérifie que les portes de notre voiture sont bien fermées. On n'est jamais trop prudent avec les étrangers. Dans le hall du bâtiment, une grande carte murale en relief barrée d'une épaisse bande rouge indique, de la Russie à la R.D.A. en passant par l'Afghanistan, les mutations successives du 368.OChAP depuis sa création. Sous bonne escorte nous rejoignons un bureau où comme dans un film de série B nous déclinons nos identités, noms, prénoms, adresses, âges et professions. La transcription en alphabet cyrillique des lettres latines de nos cartes d'identité crée problème pour nos hôtes... Entre-temps est arrivé un interprète allemand. Toujours en présence du Kommandeur et de quelques officiers commence notre interrogatoire, poli et presque gentil, dont les questions sont manifestement construites de telle manière a recouper les informations que nous fournissons. Ce qui semble le plus tracasser nos interrogateurs (interlocuteurs?) n'est pas le fait que nous puissions avoir fait des prises de vue fixes mais que nous ayons éventuellement réalisés des enregistrements vidéos. Pourquoi? Mystère. Cela ne nous sera jamais expliqué. Toutefois, Il faut imaginer la scène : l'officier pose sa question en russe à l'interprète qui la traduit en allemand pour que Jean-Luc la pose en français tantôt à Hugo, tantôt à Richard. Autant dire que le dialogue est aussi lent que laborieux. Progressivement la situation semble évoluer vers notre libération prochaine. Entre alors un individu vêtu d'une tenue de sport élimée et à la barbe naissante qui jette un regard furibond dans la pièce et appelle le Kommandeur dans le couloir. Nous entendons un échange de propos assez vifs. Le Kommandeur revient alors prendre congé de nous et annonce que l'interrogatoire va se poursuivre. Mais que sommes-nous donc venus faire dans cette galère? Le personnage peu avenant en survêtement de sport que nous soupçonnons être un officier politique ou de renseignement, reprend le même dialogue que celui mené jusqu'alors. Mêmes questions, mêmes difficultés. Nos interrogateurs semblent bien ennuyés. Finalement, sur le coup de 20h30, après en avoir délibéré entre-eux, ils nous relâchaient... nous conseillant la prochaine fois de venir signaler notre présence au corps de garde. Tout ça pour ça! Enfin nous sommes libres, nous n'osons y croire. Nous nous regardons et embarquons dans la voiture, soulagés, mais toutefois légèrement traumatisés par les quelques heures que nous venons de vivre. Une fois sortis de la base, à la recherche d'un hôtel pour la nuit, nous réalisons enfin : nous avons été fait prisonniers par l'ex-Armée Soviétique. Et avec tout cela, nous n'avons même pas pu correctement photographier les "Frogfoot". Mais c'est juré, nous nous vengerons. Chose faite le 15 juin 1993, lorsque nous franchirons, à la barbe et au nez des dernières sentinelles russes encore présentes, les barbelés de la base pour immortaliser le départ pour Gross Dölln des Su-25 de Tutow à la veille de leur départ pour la C.E.I. Récit d'une aventure vécue, une anecdote parmi d'autres - nombreuses - vécues ou glanées au cours de nos périples autour des bases aériennes russes de l'ex-R.D.A. Devenus pendant quatre (trop) courtes années un passe temps courant pour quelques aérophiles ouest-européens pugnaces et même, aussi incroyable que cela puisse paraître, parfois japonais, rôder le long des bases russes était une activité non dépourvue de surprise voire parfois de danger - mais rarement. Si la loi allemande concernant l'observation et les prises de vue d'appareils et autour des installations militaires s'étendait depuis le 3 octobre 1990 aux territoires des nouveaux Länder de l'Allemagne réunifiée, les troupes russes, devenues objet de curiosité, ont eu beaucoup de peine à comprendre ce type de comportement. Certains s'y sont fait plus rapidement que d'autres, comme ce soldat qui, à Altes Lager, collectionnait les cartes de visite des spotters néerlandais - un pervers probablement - ou cet autre, à Gross Dölln, qui prenait un plaisir évident à se faire photographier avec les visiteurs. Désertées ou non, les bases russes en Allemagne présentaient parfois des limites très floues avec comme conséquence des contrôles, des arrestations - comme celle relatée ci-dessus - et même parfois en de rares occasions des invites à visiter les installations. Les exemples de ces contacts abondent. Parfois dramatiques, comme la blessure par balle encourue en avril 1991 par un militaire allemand qui tentait de photographier de trop près un ancien site de stockage pour armes nucléaires à Altengrabow, ou plus sympathiques, comme le cas de ces deux aérophiles français (ils se reconnaîtront sûrement) tout simplement invités par le personnel de la base de Welzow à venir admirer de plus près les Soukhoï Su-24MR "Fencer-E" - malheureusement pour eux, sans autorisation de les photographier. Mais il est vrai qu'après avoir longtemps été un aérodrome à la sécurité tâtillonne, Welzow était progressivement devenu, après 1991 et le départ de ses Su-24MP "Fencer-F", un véritable moulin. Seule base de Su-24 puis également de MiG-25 en Allemagne, elle attirait un nombre d'aérophiles important pour qui les limites grillagées de cette plate-forme de Basse-Lusace devinrent très vite symboliques, ceux-ci les traversant sans vergogne à seule fin de photographier les appareils qu'elle hébergeait; le tout sans jamais ou presque provoquer de réaction de la part des militaires russes - qui soit dit en passant, réalisaient parfaitement quelle était la situation. Une situation, on en conviendra, assez particulière. Imaginez-vous pénétrant par le grillage le périmètre d'un aérodrome militaire de l'OTAN pour y faire des photos des appareils qui y sont basés. Nul doute que vous seriez arrêté sur le champ et de la manière la plus énergique qui soit, sans compter les probables poursuites judiciaires dont vous seriez ensuite l'objet. Enfin, soit. De ces diverses expériences un constat global s'impose et mérite d'être énoncé. Loin d'être les personnages rustres, cupides ou idéologiquement bornés tels qu'encore trop souvent présentés par une certaine filmographie hollywoodienne débilitante, la plupart des soldats et officiers russes rencontrés étaient des gens ouverts, curieux et prêts à discuter malgré la puissante barrière que constituait les différences de langue et de culture politique, économique et sociale.
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