L'Armée rouge s'est métamorphosée en Armée soviétique en 1946. Celle-ci a cédé la place à l'Armée russe en 1991. Le 3 novembre 1992, à l'issue d'une visite aux hélicoptères "Hip" et "Hind" de l'ancienne armée est-allemande à Basepohl, nous décidons d'aller rôder autour de la base proche de Tutow qui abrite les Soukhoï Su-25 "Frogfoot" du 368.OChAP. Après avoir reçu confirmation des contrôleurs aériens allemands que Tutow est bien active ce jour-là, nous nous mettons rapidement en route. A la sortie de la ville de Demmin, nous longeons un centre sportif dont les allées et le stade sont plantés d'énormes statues martiales qui regardent froidement s'échauffer quelques sportifs. Un radieux soleil hivernal baigne d'une lumière dorée la plane campagne poméranienne. Encore quelques kilomètres et apparaît soudain, sur le bas côté gauche de la route, une longue rangée de balises lumineuses. "Bon signe, elles sont allumées" marmonne Hugo. Peut-être allons nous enfin, après plusieurs voyages et affûts infructueux, photographier nos premiers "pieds de grenouille" de ce régiment de Chtourmovik arrivés en Allemagne en décembre 1988 après deux années passées à combattre les Moudjahidins afghans. L'excitation monte. Reste à vérifier s'il y a bien des avions parqués sur la ligne de vol. Sitôt passé l'axe de piste et après avoir rapidement traversé le hameau de Krückow, nous nous engageons dans la rue principale du village de Tutow. Hugo qui connaît déjà les lieux, indique une route de traverse qui mène au corps de garde principal. Un peu avant celui-ci, nous tournons brusquement à gauche puis à droite et traversons une ligne de chemin de fer pour prendre un chemin annoncé sans issue. Devant nous, la base, dominée par les hauts silos grisâtres d'une ancienne coopérative agricole est-allemande - ceux-là mêmes qui, deux ans plus tôt, le 12 avril 1990, ont encaissé une bordée de roquettes de 57 mm tirées accidentellement au sol par un Su-25 dangereusement distrait... Nous arrêtons la voiture en vue du grillage. Tout semble calme. A une centaine de mètres des "Frogfoot" bâchés dessinent leurs silhouettes trapues. Nous profitons de remblais pour progresser discrètement le long d'une double clôture en barbelés sur laquelle sont accrochés de petits panneaux ornés de caractères cyrilliques destinés à rappeler aux curieux qu'il s'agit-là d'une zone militaire d'accès interdit. Enfin, du haut d'une petite butte de terre, nous prenons la mesure de Tutow. Déception, l'activité y est pour le moins réduite. Au loin, un groupe de soldats semble s'entraîner près d'un abri en bois, tandis que devant un bâtiment bas des mécaniciens discutent. Nous approchons lentement du grillage, cette fois-ci en terrain découvert, nous nous installons et prenons quelques photos d'ambiance. Les "Frogfoot" attendent là, à quelques dizaines de mètres à peine, soigneusement rangés et d'autant plus visibles qu'en raison de leur évacuation prochaine les Russes ont arasé une partie des merlons qui auparavant les protégeaient des attaques aériennes et des regards. Alerté par notre manège, un planton à vélo muni d'un brassard rouge déboule et nous intime, d'un geste sans ambiguïté aucune, l'ordre de déguerpir. Comme rien ne semble vouloir bouger, nous décidons de retourner à la voiture. Tout à coup, nous entendons des cris. Deux soldats russes, Kalachnikov en bandoulière, courent dans notre direction, tout en essayant maladroitement d'attacher leurs ceinturons et de maintenir leurs chapkas en équilibre. Que nous veulent donc ces deux plantons? Arrivés à la voiture nous rangeons prudemment notre matériel photographique et attendons. Plus d'une fois au cours de nos pérégrinations le long des clôtures des bases russes nous avons été abordés par des soldats qui proposaient cigarettes, vodka ou caviar. Mais ceux-ci semblent vouloir autre chose. Avant que nous n'ayons pu esquisser le moindre geste, ils se postent sur la route, derrière la voiture, et font claquer les culasses de leurs armes. Quelque chose ne va pas. Surtout restons calme. C'est maintenant un groupe d'une vingtaine de soldats en armes qui débarque d'un camion Oural et traverse le grillage dans notre direction. Leur chef, un sous-officier, vient à nous et nous invite en russe puis ensuite par gestes à le suivre à l'intérieur de la base. Il n'est pas question d'obéir. Tant que nous restons à l'extérieur des installations nous sommes en République fédérale d'Allemagne et - faut-il le préciser - tenons à y rester. Après cela, qui pourrait encore prouver que nous n'avons pas été surpris dans l'enceinte de la base? Nous rassemblons quelques mots d'allemand pour requérir la présence de la Polizei. Personne ne semble nous comprendre. Nous refusons catégoriquement de bouger, ce qui semble désarçonner notre interlocuteur qui s'en retourne précipitamment vers la base. Nous sommes maintenant encerclés. Mais que sommes-nous donc venus faire dans cette galère? Une Jeep UAZ-469 se gare le long du grillage. Cette fois-ci un officier accompagne notre interlocuteur. Par geste, il nous est à nouveau demandé de rejoindre l'enceinte de la base. Nous opposons un "Niet" catégorique et réitérons notre demande de voir prévenue la police allemande. De longue minutes s'écoulent dans l'incompréhension réciproque la plus totale. La tension monte. Vont-ils recourir à la force? Un bruit de moteur se fait entendre. Serait-ce enfin la police allemande qui arrive? Non, juste une autre UAZ-469 qui s'approche à vive allure en provenance du village. Sur ses flancs, une bande rouge et un fanion. Elle s'immobilise bientôt dans un grincement. En descendent un officier et une jeune civile. La taille de la casquette tout comme le long manteau du nouvel arrivant - style défilé du 1er mai sur la place Rouge à Moscou - indique sans ambages qu'il s'agit d'une personne importante. La plupart des soldats présents rectifient d'ailleurs discrètement leur tenue. En deux ou trois questions sèches, il s'enquiert de la situation. Ensuite, par l'intermédiaire de la jeune civile russe qui parle un peu allemand, le nouvel arrivant se présente à nous comme étant le Kommandeur de Tutow (1) et souhaite des explications concernant notre présence le long des grillages de sa base. Nous montrons quelques magazines aéronautiques dont un numéro d'Air Action (2) où il est question de la journée portes ouvertes à Finow en mai précédent. Mais c'est une autre publication qui semble particulièrement retenir l'attention de nos interlocuteurs : un numéro d'AirForces Monthly (3) où l'on peut voir une photographie des Soukhoï de Tutow prise du haut des silos qui nous surplombent et dans lequel un tableau reprend l'ensemble des bases actives et de réserve de la 16.VA ainsi que les types d'avions qui y sont stationnés. La question suivante a le mérite d'être claire : "Niéderland?" Un comble, on nous prend pour des spotters néerlandais! Après encore quelques minutes d'inutiles palabres nous acceptons finalement de suivre le Kommandeur à l'intérieur des installations. Richard et Hugo montent dans notre véhicule accompagnés de deux hommes armés, tandis que Jean-Luc est prié de suivre le Kommandeur dans sa Jeep. Au moment de monter à bord de celle-ci notre jeune traductrice chute. Dans un même élan, le Kommandeur et Jean-Luc la rattrappent. Sourire. L'atmosphère se détend un peu. Passage du corps de garde et nous voici dans la tanière de l'ours russe, pris au piège de notre inconscience. Il est six heures du soir, voilà déjà presque une heure que cette petite comédie à commencé. Mais que sommes-nous donc venus faire dans cette galère? notes
(1) Colonel Nikolaï Ivanovitch Tankouchine.
|
|||||||