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En mai 1958, un RF-84F de la Force Aérienne Belge fut intercepté au-dessus de la RDA pour être ensuite contraint de se poser sur l'aérodrome soviétique de Damgarten. Daniel Brackx a eu l'occasion d'interroger son pilote au cours de l'été 2011. Il nous dévoile ici le texte de cette interview unique qui permet de faire toute la lumière sur cet évènement pour le moins hors du commun de la guerre froide.

RF-84F MiG-17 En cette fin d'après-midi du 28 mai 1958, le sous-lieutenant Martin Paulus de la 42ème Escadrille de reconnaissance venait de décoller de Brustem avec le RF-84F "Thunderflash" FR-13 codé H8-N et volait à destination de Kleine Brogel. Il s'agissait d'un simple vol de mise en place car le lendemain, il devait effectuer une mission vers le nord de l'Europe dans le cadre d'un exercice d'interception appelé "Tempo Cativo" (ce type de mission se déroulait de manière régulière; les vols d'exercice vers le sud portaient le nom de code "Tempo Bello"). Pour cette mission, le Thunderflash devait voler à 20.000 pieds vers l'île danoise de Bornholm, située au sud de la Suède dans la Mer Baltique. Des chasseurs danois et norvégiens étaient supposés intercepter cet intrus potentiel. Martin se souvient : « J'avais pré-positionné mon RF-84F à Kleine Brogel, car la piste de Brustem était trop courte pour permettre un décollage en toute sécurité avec le plein de carburant prévu pour ce long vol. Dans la matinée du 28 mai, un bus de service de ma base d'attache de Brustem m'avait conduit jusque Kleine Brogel, où j'avais préparé mon plan de vol dans des conditions rudimentaires [la mission eut lieu le lendemain]. Le local ne contenait pas de mobilier et j'avais tracé ma navigation sur les cartes posées à même le sol. Etait-ce à cause des conditions difficiles dans lesquelles j'avais préparé mon plan de vol ou alors à cause du mauvais temps, toujours est-il que j'ai confondu entre eux deux lacs allemands, le Dümmersee (à 30km au NE d'Osnabrück) et le Steinhuder Meer (à la même hauteur, mais plus à l'est, au NO de Hanovre) ce qui fait que je volais environ 65km plus à l'est que prévu.

RF-84F Carte N'ayant pas conscience de ma position trop à l'est, j'ai traversé une première fois le tristement célèbre "rideau de fer" en survolant l'Allemagne de l'Est, alors que je volais vers Bornholm. L'interception au-dessus de Bornholm se déroula comme prévu, bien que je ne vis aucun chasseur car cette dernière s'effectua au radar. Alors que j'avais entamé le vol retour depuis quelques minutes et constatant que je ne pouvais pas établir ma position, j'ai appelé la fréquence UHF de 243.0 MHz selon la procédure de rappel "Brass Monkey" (Brass Monkey Recall Procedure), mais ma radio est restée silencieuse - cette procédure était mentionnée dans le recueil d'instructions intitulé "Military Information Publication Germany", dans lequel il était stipulé qu'elle devait être suivie en cas d'urgence lorsque le pilote se trouvait proche de la "deconfliction line," c'est-à-dire près de la frontière est-allemande. Après une dizaine de minutes, je savais avec certitude que j'étais perdu quand soudainement, j'ai remarqué un MiG-17 avec de grandes étoiles rouges sur le fuselage et la queue qui volait à mes côtés. Le chasseur soviétique a alors balancé ses ailes, un code de communication international qui signifie "suivez-moi immédiatement." Plus tard, les Russes m'ont informé que l'interception avait eu lieu au-dessus de la ville de Rostock. Pendant un court instant, l'idée d'effectuer une manouvre "Split S" afin d'échapper au MiG m'a traversé l'esprit. Toutefois, mon expérience et ma formation m'avaient fait prendre conscience qu'un second MiG se trouvait très certainement derrière moi en position de tir, prêt à faire feu avec ses canons. J'ai donc été forcé de suivre l'appareil soviétique, mais j'ai sorti le train et les volets du FR-13, tandis que je mettais les gaz à 100% afin de consommer un maximum de carburant, car j'étais encore trop chargé pour atterrir en sécurité.

RF-84F RF-84F Une fois au-dessus de la base d'où provenait le MiG, j'ai effectué un "break" pour atterrir. Cependant, voyant que la piste était très courte (1), j'ai effectué une remise de gaz car mon appareil était encore trop lourd pour pouvoir m'arrêter à temps. A ce moment, le MiG a tiré quelques salves dans ma direction; je n'avais pas besoin d'un second avertissement. J'ai réalisé un atterrissage raisonnablement bon en utilisant mon parachute de freinage. » Sur l'aérodrome, un grand nombre de personnes sont alors arrivées pour voir le "chasseur" ennemi venu de l'ouest. C'était un peu comme une fête foraine précise Martin. Il a également été "accueilli" par le commandant de la base pour être ensuite emmené dans un local où le commandant et deux autres officiers ont tenté de lui poser des questions. Martin poursuit : « Ma connaissance du russe était nulle et avec leur "broken English," nous ne pouvions pas aller très loin. Le second jour, deux majors qui parlaient bien Anglais sont arrivés, mais l'interrogatoire n'alla pas plus loin que mon nom, mon numéro matricule et mon grade. J'ai rencontré le même jour les deux pilotes qui m'avaient intercepté et tout se déroula de manière amicale. A un moment donné, ils ont même sorti une carte pour me montrer précisément où l'interception avait eu lieu et comment ils m'avaient escorté jusque Damgarten, une base aérienne située au nord de l'Allemagne de l'Est.

RF-84F RF-84F Le FR-13 à Damgarten quelques heures après son arrivée impromptue. © Collection Romualdovitch.

FR-13 at Damgarten, seen a few hours after its unexpected arrival. © Romualdovich Collection.
Cette sympathique "conversion" entre pilotes fut abruptement interrompue par un officier supérieur qui subtilisa rapidement la carte sous le nez des pilotes. Je suis resté une semaine sur la base de Damgarten dont je connaissais désormais le nom. J'ai séjourné dans deux chambres et je pouvais accéder jusqu'à l'escalier où se tenait un garde. Je ne me suis pas vraiment senti comme étant prisonnier. C'est l'ignorance de ce qui se passait au pays qui pesait le plus. Ma femme n'a appris que j'étais toujours vivant qu'au bout de trois jours. Les deux semaines suivantes se déroulèrent de manière bien plus stricte, lorsque je fus transféré à la police est-allemande qui m'enferma dans une villa située dans un domaine boisé. Bien que j'étais libre de me promener (personne n'était jamais sorti vivant du bois, m'avait-on dit), j'étais constamment accompagné par un garde. Les Allemands de l'Est (s'agissait-il de personnel du Ministerium für Staatssicherheit ou Stasi ?) ont essayé pendant quelques jours, à l'aide d'un casier de bière, de cigarettes et de beaucoup de persuasion, de me convertir à leur cause afin que je reste en RDA.

RF-84F RF-84F Jusque-là, je portais toujours ma combinaison de vol, mais un jour, j'ai reçu un costume - beaucoup trop grand - pour être ensuite emmené par trois hommes à deux heures trente du matin jusque l'aérodrome de Berlin-Schönefeld au SE de Berlin-Est. J'ai plus tard embarqué à bord d'un Il-14 de la compagnie polonaise LOT (Polskie Linie Lotnicze) à destination de Bruxelles où j'ai été accueilli sur l'aérodrome de Melsbroek (qui à l'époque était encore un terrain civil) par la presse, les généraux Burniaux et Donnet, des représentants du gouvernement et avant tout par ma femme. » L'arrivée du lieutenant Martin Paulus à Melsbroek le 21 juin suscita beaucoup d'intérêt de la part de la presse et cet incident provoqua un grand émoi en 1958, en pleine guerre froide. Des rumeurs dans le milieu de la Force Aérienne ont même fait état d'une intervention personnelle de la Reine Elisabeth afin de libérer le pilote.

Newspaper Coupure de journal montrant le FR-13 lors du passage de la frontière interallemande à Lauenburg (et non pas à Navenburg comme il est mentionné sous la photo), à l'ouest de Hambourg. © Collection D.Brackx.

Newspaper clipping showing the crossing of the intra-german border by RF-84F FR-13 at Lauenburg (and not Navenburg as mentioned in the picture caption), west of Hamburg. © D.Brackx Collection.
Martin Paulus Martin Paulus lors de sa descente d'avion à Melsbroek. © Collection M.Paulus.

Martin Paulus upon his arrival at Melsbroek. © M.Paulus Collection.
Après la fin heureuse de cette aventure plutôt sombre pour Martin, son Thunderflash FR-13 a lui aussi été rapatrié en Belgique le 30 juin 1958, grâce entre autres à Joseph Leenaerts (qui avait participé aux négociations avec les autorités soviétiques et est-allemandes pour libérer Martin Paulus) et au lieutenant Steurs, officier technique. L'Etat-major de la Force Aérienne souhaitait initialement envoyer 19 hommes sur place pour démonter l'appareil. Le 27 juin, Leenaerts et Steurs avaient rejoint Damgarten à bord d'une limousine ZiM où ils trouvèrent le RF-84F bâché. Pour les soviétiques, l'appareil aurait aussi bien pu repartir par ses propres moyens, mais Joseph Leenaerts avait reçu pour consigne de démonter la machine. Le Thunderflash fut démantelé entre le 29 et le 30 juin apparemment par du personnel est-allemand (2). Sur quels camions traversa-t-il la RDA, la question reste ouverte. La coupure de journal qui illustre cet article permet de constater que la frontière interallemande fut franchie par le fuselage sur une remorque attelée à un camion GMC. Bien que l'appareil semblait apparemment en bon état, ceux qui l'avaient examiné et démonté avaient causé pas mal de dégâts par négligence ou par manque d'outils appropriés. Ainsi, les trappes de visite avaient été forcées et la plupart des objectifs étaient brisés. Cet épisode nécessita un entretien majeur (IRAN) et des réparations structurelles chez Flight Refuelling à Tarrant Rushton au Royaume-Uni. Mais la vie du FR-13 devait être de courte durée après son retour à la 42ème escadrille fin 1959. Le 17 mai 1960, l'appareil fut irrémédiablement endommagé lors d'une sortie de piste à l'atterrissage à Lahr en RFA, suite au blocage de la roue droite. Le capitaine Richir qui le pilotait s'en sorti heureusement indemne. Le nez de l'avion fut récupéré et greffé plus tard sur le FR-22.

RF-84F RF-84F

Le 6 septembre 1976, Viktor Belenko posait son MiG-25P à Hakodate au Japon. Début novembre de la même année, un journal belge prenait pour prétexte la restitution du MiG-25 à l'URSS pour publier une interview de Martin Paulus. En voici un extrait qui apporte quelques détails supplémentaires quant à sa période de détention en RDA.

« Toute la base est venue me voir. Un général m'a pris dans sa voiture pour m'emmener dans son bureau en vue d'un premier interrogatoire mené dans un mauvais allemand. Il fut rapidement établi que je m'étais tout simplement perdu. J'ai ensuite été consigné dans une villa située à la périphérie de l'aérodrome. J'ai été interrogé chaque jour et le reste du temps, je jouais au billard, aux cartes ou je regardais la télévision. L'épouse du colonel cuisait des tartes pour moi et me fournissait des plats froids de la maison. Lorsqu'au bout d'une semaine, j'ai été transféré aux autorités est-allemandes, la petite fille de l'un des officiers m'a donné un bouquet de fleurs « parce que j'avais aussi des enfants et que j'étais loin de la maison.» Les Russes étaient des gens sympathiques.
Les Allemands de l'Est étaient froids. Ils m'ont embarqué dans une voiture pour me conduire vers une maison située dans une forêt près de Rostock. J'y suis resté deux semaines. Ma chambre était confortable, la nourriture délicieuse et il y avait de la bière. Un bac complet, même, le jour où un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères est venu me demander de rester en Allemagne de l'Est. Cet homme m'a tenu compagnie toute la journée. Nous avons eu des discussions interminables sur le communisme. J'avais lu Karl Marx. Je ne pouvais pas m'enfuir : il y avait partout des sentinelles avec des chiens. Pendant la journée, je pouvais naviguer sur l'étang et dans la soirée regarder la télévision d'où la propagande suintait. Après deux semaines, j'ai soudainement reçu des vêtements, une valise et je suis parti en voiture vers l'aéroport de Schönefeld près de Berlin, où notre consul général m'attendait. Je suis renté à Bruxelles à bord d'un Iliouchine de la compagnie aérienne polonaise. La Force Aérienne m'a accueilli comme un fils perdu et elle ne m'a pas tenu rigueur pour cette aventure : « Tous ceux qui volent se perdent au moins une fois. »

Journal Traduction du second paragraphe de la coupure d'un journal belge datant de juin 1958 ci-contre :

"LE PILOTE BELGE PAULUS EGALEMENT A STRAUSBERG"
"Selon [les renseignements collectés par] les services [de renseignement et/ou les Missions militaires de liaison] alliés de Berlin-Ouest, le pilote belge Martin Paulus serait maintenant détenu au quartier général de l'Armée populaire est-allemande à Strausberg, à 25 km de Berlin-Est. C'est là que devraient se trouver également les neuf militaires américains qui sont tombés entre les mains des autorités est-allemandes le 7 juin. D'après le journal ouest-allemand "Der Abend," le pilote belge et les militaires américains seraient correctement traités mais subiraient de longs interrogatoires."

Lors d'une conférence de presse après son retour en Belgique le samedi 21 juin, Paulus a déclaré avoir encore été interrogé par du personnel des LSK/LV le vendredi, ce qui à première vue semble corroborer l'information précédente. Toutefois, le témoignage de Paulus dans l'encadré ci-dessus ne va pas dans ce sens: il fut détenu à Rostock près de Damgarten.
Selon ce journal, des militaires américains auraient été détenus à Strausberg à la même époque. Il s'agissait de l'équipage et des passagers d'un hélicoptère Sikorsky H-34 qui assurait un vol de liaison entre Francfort-sur-le-Main et Grafenwöhr le 7 juin 1958. Il dû se poser en urgence (peut-être perdu et à court de carburant) en raison des mauvaises conditions météorologiques près de Frankenberg, dans le district de Karl-Marx-Stadt (aujourd'hui Chemnitz). Se trouvaient à bord au total neuf militaires de la 3éme Division blindée US, dont un officier d'Etat-Major. En réalité, les américains furent détenus dans une villa à Dresde. Ils seront libérés le 19 juillet 1958.

Newspaper Brustem

notes

(1) Cette appréciation quant à la longueur de la piste était très vraisemblablement influencée par l'état de stress du pilote et au poids inhabituellement élevé de l'appareil équipé de deux réservoirs supplémentaires contenant encore du carburant.
(2) Les photos connues du RF-84F en RDA qui illustrent cet article montrent du personnel est-allemand en train de démonter l'appareil.

L'interview de Martin Paulus sur laquelle est basé ce texte a été publiée dans l'ouvrage que Daniel Brackx a consacré aux RF-84F en service dans la Force Aérienne Belge : "Republic RF-84F Thunderflash in dienst bij de Belgische Luchtmacht, Flash Aviation Shop."


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